Me voici, entre réalités et utopies,
Emily Bates, Didier Bay, Stanley Brouwn, Jacques Charlier, Arnaud Cohen, Simone Decker, Wim Delvoye, Jerry Frantz, Sanja Ivekovic, Anne Marie Jugnet, Filip Markiewicz, Jill Mercedes, Antoine Prum, Nedko Solakov, Bert Theis, Luca Vitone.
Exposition commissariée par Enrico Lunghi
Car les œuvres (des hommes) ne peuvent simplement montrer
une négation de la beauté :
lorsqu’elles ne sont pas belles,
elles sont laides de manière active et
dégradent ainsi nos qualités humaines,
nous préparant au prochain pas vers le bas.
William MORRIS, The Arts and crafts of today, 1889
La laideur est un programme.
Annie LE BRUN, Ce qui n'a pas de prix (What is priceless), 2018
Dans nos sociétés saturées d’images manipulatrices et de discours tendancieux qui produisent une confusion opaque et impénétrable en brouillant les frontières entre mensonge et vérité, et dans lesquelles de plus en plus de gens consacrent leur vie à nouer des liens virtuels en s’immergeant dans un univers digital composé d’impalpables 0 et 1, seule une présence réelle, physique et consciente permet encore d’affirmer, un tant soit peu, une existence épanouie, joyeuse et affranchie des servitudes qu’elles imposent.
Les contacts humains sans l’intermédiaire d’un écran diminuent à vue d’œil et les modes de vie et de pensée s’adaptent progressivement aux logiques dictées par les ordinateurs qui soumettent le monde entier aux dictats des clics et des cases à remplir, annihilant les infinies nuances existant en dehors du système informatique et ne laissant plus le choix qu’entre le «pour» et le «contre». Il s’ensuit insidieusement, mais inéluctablement, une polarisation extrême des positions dans tous les domaines ainsi qu’une réduction du champ des possibles
politiques et des expériences imaginaires individuelles.
William Morris, parmi d’autres penseurs éclairés, avait déjà perçu le mécanisme et les conséquences des paradigmes nouveaux engendrés par les sociétés productivistes. Depuis, les sociétés mondialisées n’ont cessé de fonder leur fonctionnement sur des machines programmées pour uniformiser les comportements de la majorité et maximiser les profits immédiats d’une minorité, tout en détruisant les beautés naturelles pour nourrir leurs gargantuesques besoins énergétiques. L’environnement urbain se déshumanise par son gigantisme et par l’hideuse omniprésence d’une publicité décérébrante, tandis que la parole critique est suffoquée par le martèlement médiatique, par une utilisation de la force publique violant les principes démocratiques pourtant sans cesse invoqués, ainsi que par la mise au pas de l’appareil juridique désormais voué à la protection des puissants et de leurs entreprises. Ainsi, le monde s’enlaidit et s’appauvrit, détruisant les facultés de résistance des individus, paralysant l’émergence de modèles alternatifs et minant les terrains d’entente
intermédiaires pourtant nécessaires aux compromis sur une planète limitée. Cela laisse pour seule option aux prochaines générations de s’adonner à des conflits de plus en plus violents et totaux.
Pour conjurer cette perspective bien sombre, les solutions proposées n’attestent que d’une pathétique fuite en avant, confiant l’avenir de l’humanité aux fantasmes idiots de l’intelligence artificielle et de la conquête de l’espace, illusions néfastes nées d’une hybris mortifère et irréaliste : n’est-ce pas pur délire que de croire qu’une humanité suffisamment inintelligente pour se rendre responsable d’un déclin généralisé de la diversité du vivant sur notre planète puisse engendrer des machines capables de penser à sa place et la sauver ? Et n’est-ce pas absurde qu’elle prétende réussir à survivre dans un véhicule spatial ou sur un
caillou inerte perdu dans l’immensité sidérale d’un univers glacial après avoir transformé en désert d’immenses territoires jadis foisonnants de vie ?
L’exposition Me voici, entre réalités et utopies,* présente des travaux d’artistes dont je me sens proche et qui ont nourri mon imaginaire pendant des années. Souvent fragiles ou intimes, ces œuvres m’invitent toujours à me positionner pleinement dans le réel tout en m’offrant des points d’appui pour déployer les ailes de ma fantaisie, aiguisant mon regard et clarifiant ma pensée pour m’aider à défendre ma liberté intérieure et m’éloigner du bruit abrutissant et de la pollution visuelle d’un monde prédateur, dont la production artistique est devenue, pour une très large part, un cheval de bataille sournois et cruel.
Enrico Lunghi
Commissaire
* La virgule au bout du titre en fait partie, façon de signifier un processus non limité, en constant mouvement.